- Conte chinois, inspiré d'une nouvelle de Marguerite Yourcenar : Comment Wang-Fô fut sauvé -
C'est un article déjà publié le 14 juillet 2009 que je place ici.
Je vous dirai pourquoi dans un instant
Comment Wang-Fô
et son disciple Ling
furent sauvés
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Le vieux peintre Wang-Fô
et son disciple Ling
vagabondaient le long des routes du royaume des Han.
C'était, il y a bien longtemps, le nom que l'on donnait à la Chine :
Personne mieux que Wang-Fô ne peignait les montagnes,
surtout les montagnes du brouillard,
les lacs avec des vols de libellules,
et les grandes houles du Pacifique vues des côtes.
On disait que ses images saintes exauçaient d'emblée les prières.
Quand il peignait un cheval,
il fallait toujours qu'il soit représenté attaché à un solide piquet,
ou tenu par la bride,
sans quoi le cheval s'échappait au grand galop du tableau
pour ne plus revenir.
Et si des voleurs voyaient un chien de garde peint par Wang-Fô,
ils n'osaient pas rentrer.
Wang-Fô aurait dû être riche,
mais il aimait mieux donner que vendre.
Il distribuait ses peintures à ceux qui les appréciaient vraiment.
Ou bien les troquait contre un bol de nourriture.
Il ne chérissait que ses pinceaux,
ses rouleaux de soie ou de papier de riz,
et ses petits bâtons d'encre de diverses couleurs
qu'il frottait contre une pierre
pour en mélanger la poudre avec un peu d'eau.
Ling, en échange de ses leçons,
lui donnait tous les soins qu'un disciple doit à son maître.
Il mendiait du riz
quand Wang et lui étaient à cours de piécettes d'argent.
Et quand les gens étaient trop avares pour donner, il volait.
Le soir, il massait les pieds fatigués du vieux,
et, le matin, il se levait de très bonne heure
pour aller voir aux alentours
s'il n'y avait pas un paysage que le maître aimerait peindre.
Un soir, au soleil couchant,
ils sont arrivés dans les faubourgs de la capitale,
et Ling s'est mis à chercher pour Wang-Fô
une auberge pour passer la nuit.
Ling souffrait de la saleté de l'auberge.
Mais le vieux s'enchantait
des dessins que faisaient au plafond les traces de suie.
À l'aube des pas lourds ont retenti dans les corridors,
et des commandements criés très fort.
Ling a frémi.
Car il s'est rappelé que, la veille,
il avait volé un gâteau pour le repas du maître.
Il était sûr qu'on allait l'arrêter.
Et déjà il s'inquiétait en se demandant qui, demain,
aiderait son vieux maître à passer le gué du prochain fleuve.
Les soldats sont entrés avec des lanternes.
Ils rugissaient comme des bêtes fauves.
L'un d'eux a posé rudement sa main sur la nuque de Wang-Fô.
Et Wang-Fô, en trébuchant, a dû les suivre.
Son disciple le soutenait.
Les passants, attroupés, se moquaient de ces voleurs,
qu'on menait sans doute pour les exécuter.
Ils sont arrivés au palais impérial.
Ils ont traversé des pièces nombreuses.
Le silence devenait si grand qu'on osait à peine respirer.
Enfin un esclave a soulevé un rideau
et la petite troupe est entrée dans la salle où trônait le fils du ciel.
Wang-Fô s'est prosterné devant lui, et a dit :
« Dragon céleste,
je suis vieux, je suis pauvre, je suis faible.
Tu es comme l'été, je suis comme l'hiver.
Tu as dix mille vies.
Je n'en ai qu'une, et elle va finir.
Que t'ai-je fait ?
On a lié mes mains, qui ne t'ont jamais nui ».
L'empereur a dit :
« Tu me demandes ce que tu m'as fait, vieux Wang-Fô ? »
Sa voix était si douce qu'elle donnait envie de pleurer.
Comme il avait levé la main droite,
Wang-Fô a été émerveillé par la longueur de ses doigts minces
et il a cherché dans ses souvenirs s'il n'avait pas fait,
de l'Empereur, un portrait médiocre qui méritait la mort.
Mais c'était peu probable,
car Wang-Fô ne fréquentait pas la cour des empereurs,
il préférait les huttes des fermiers,
et les cavernes où se querellent les porte-faix.
« Tu me demandes ce que tu m'as fait, vieux Wang-Fô ? »
a repris l'empereur.
« Je vais te le dire. »
« Mon père avait rassemblé une collection de tes peintures,
au fond de son palais. Et c'est là que j'ai été élevé.
On ne me permettait pas de sortir,
de peur que la vue des malheureux
me trouble l'esprit ou m'agite le cœur.
La nuit, quand je ne parvenais pas à dormir,
je regardais tes peintures.
Et pendant dix ans, je les ai regardées toutes les nuits.
Et le jour je me représentais le monde
en me servant de tes peintures.
À seize ans, j'ai vu s'ouvrir les portes qui me séparaient du monde.
Je suis monté sur la terrasse du palais pour regarder les nuages,
mais ils étaient moins beaux que les tiens.
J'ai parcouru les provinces de l'Empire.
Je n'ai pas vu tes jardins pleins de femmes
et tes forêts pleines d'oiseaux.
Mais j'ai vu la boue des chemins,
les cailloux des plages,
la laideur des villages.
Tout m'a soulevé le cœur.
Tu m'as menti, Wang-Fô, vieil imposteur !
Le royaume des Han n'est pas le plus beau des royaumes,
et je ne suis pas le véritable Empereur.
Le seul Empire sur lequel il vaille la peine de régner
est celui où tu pénètres, vieux Wang,
par le chemin des mille courbes et des dix mille couleurs.
Toi seul règnes en paix sur des plaines
couvertes d'une neige qui ne peut fondre
et sur des champs de fleurs qui ne peuvent pas mourir.
Et c'est pourquoi, Wang-Fô,
j'ai cherché quel supplice te serait réservé,
à toi dont les peintures m'ont dégoûté de ce que je possède,
et donné envie de ce que je ne possédais pas.
Et pour t'enfermer dans le seul cachot dont tu ne puisses sortir,
j'ai décidé qu'on te brûlerait les yeux,
puisque tes yeux sont les deux portes magiques
qui t'ouvrent ton royaume.
Et puisque tes mains
sont les deux routes aux dix embranchements
qui mènent au cœur de ton Empire,
j'ai décidé qu'on te couperait les mains.
M'as-tu compris, vieux Wang-Fô ? »
En entendant cette sentence, le disciple Ling
a arraché de sa ceinture un couteau ébréché
et s'est précipité sur l'Empereur.
Deux gardes l'ont saisi.
Alors le fils du ciel a ajouté :
« Et je te hais aussi, vieux Wang-Fô,
parce que tu as su te faire aimer.
Tuez ce gueux ! »
Ling a fait un bond en avant
pour éviter que son sang ne vienne tacher la robe du maître.
Un bourreau l'a décapité d'un coup de sabre.
Et Wang-Fô était désespéré.
Pourtant, il ne pouvait s'empêcher d'admirer
la belle tache écarlate que le sang de son disciple
faisait sur le pavement de pierre verte.
Les gardes ont emporté les restes de Ling.
« Écoute, vieux Wang-Fô, dit l'Empereur,
sèche tes larmes.
Ce n'est pas le moment de pleurer
Je possède dans ma collection de tes œuvres une peinture admirable
où les montagnes se reflètent dans l'estuaire d'un fleuve,
avec une intensité qui surpasse celle des objets eux-mêmes.
Mais cette peinture est inachevée.
Wang-Fô,
je veux que tu consacres
les dernières heures de lumière qui te restent
à terminer ton chef-d'œuvre.
Si tu refuses, avant ton supplice,
je ferai brûler devant toi toutes tes œuvres.
Et tu seras comme un père
qui voit mourir avant lui toute sa postérité. »
Sur un signe de l'Empereur,
deux esclaves ont apporté respectueusement
la peinture inachevée où Wang-Fô avait tracé
l'image de la mer et du ciel.
Wang-Fô a séché ses larmes.
Il a souri,
car cette petite esquisse lui rappelait sa jeunesse.
Il a choisi un des pinceaux que lui présentait un serviteur,
et s'est mis à étendre sur la mer inachevée de larges coulées bleues.
L'esclave, à ses pieds, broyait les couleurs.
Il s'acquittait assez mal de cette besogne, et, plus que jamais,
Wang-Fô regrettait son disciple Ling.
Wang Fô a teinté de rose le bout d'un nuage posé sur la montagne.
Puis il a ajouté à la surface de la mer de petites rides,
qui ne faisaient que rendre plus profonde sa sérénité.
En même temps le pavement de jade devenait singulièrement humide.
Mais Wang-Fô était si absorbé dans sa peinture
qu'il ne le remarquait pas.
Il peignait maintenant un frêle canot sur la mer.
Quand le canot a été terminé,
Wang-Fô avait les pieds dans l'eau.
En quelques coups de pinceaux,
le canot a grossi
et il a occupé tout le premier plan du rouleau de soie.
Et soudain un bruit de rames s'est élevé dans la distance,
vif et cadencé, comme un battement d'ailes.
Ce bruit s'est rapproché,
a rempli toute la salle,
puis a cessé,
et des gouttes d'eau tremblaient,
suspendues aux avirons du batelier.
Mais dans la salle, l'eau avait monté.
Elle avait éteint le brasier
sur lequel le bourreau avait placé le fer rouge
destiné aux yeux de Wang-Fô.
À demi dans l'eau, les courtisans, paralysés par l'étiquette,
se soulevaient sur la pointe des pieds.
Et dans la barque, Wang-Fô a reconnu Ling !
C'était bien Ling, avec au cou une étrange écharpe rouge.
Tout en continuant à peindre, Wang-Fô lui dit doucement :
« Je te croyais mort. »
Ling lui a répondu respectueusement :
« Vous vivant, Maître, comment aurais-je pu mourir ? »
Et il a aidé son maître à monter dans la barque.
Mais Wang-Fô a vu les têtes des courtisans et de l'Empereur
qui dépassaient à peine l'eau, on aurait cru des lotus.
« Mais ces malheureux vont se noyer ! Que faire ? »
Ling a murmuré :
« Ne crains rien, Maître,
ces gens là ne sont pas faits
pour se perdre à l'intérieur d'une peinture. »
Et il a ajouté :
« La mer est belle, partons, Maître,
pour le pays au-delà des flots.
- Oui, partons ! » a dit le Maître.
Wang-Fô a saisi le gouvernail,
Ling s'est penché sur les rames.
Le bruit des avirons a rempli à nouveau toute la salle,
ferme et régulier, comme le battement d'un cœur.
Le niveau de l'eau a diminué
au fur et à mesure que la barque s'éloignait.
Et le pavement de jade est réapparu.
L'Empereur s'est levé, et il est venu vers le tableau.
La barque était encore là, au premier plan, mais elle s'éloignait :
on ne distinguait déjà plus le visage des deux hommes assis dans le canot.
On apercevait seulement l'écharpe rouge de Ling,
et la barbe de Wang-Fô qui flottait au vent.
L'Empereur s'est penché en avant,
la main sur les yeux, pour mieux voir,
mais la barque de Wang-Fô n'était plus qu'un point, imperceptible,
et ce point s'est perdu dans une buée d'or qui se déployait sur la mer.
C'est ainsi que le peintre Wang-Fô
et son disciple Ling
disparurent à jamais sur une mer de jade bleue
que Wang-Fô venait d'inventer.
Voici pourquoi je publie à nouveau ce conte chinois.
Stéphanie, ma future éditrice (ça s'approche !!!)
m'a envoyé ce lien :
http://annagaloreleblog.blogs-de-voyage.fr/archive/2012/02/14/comment-wang-fo-fut-sauve.html
Le court métrage d'animation que nous pouvons y voir est remarquable.
Cet envoi de Stéphanie était en référence
à un livre que notre amie PTITSA avait publié :
d' EST en OUEST,
où elle nous contait ce qui était arrivé à une certaine Wang-Gû.
http://www.lalutiniere.com/article-le-magazinzin-55065064.html
Wang-Gû, Wang-Fô....
similitude de noms,
une atmosphère assez voisine....
Si vous avez un peu de temps,
vous pourrez faire de belles découvertes !
Bonne journée : le dégel arrive !