- Comment devenir SDF ? - Réflexions à propos de Lucienne -
Je vais d'abord vous raconter une petite histoire.
Nous habitions à Paris dans une modeste rue du XXme arrondissement.
Pendant 2 ou 3 années, nous y avons vu passer une femme.
Assez jeune. Moins de 50 ans probablement.
Une femme blanche, mais vêtue un peu à l'africaine :
de couleurs vives, même si grandement défraîchies.
Dire qu'elle était belle serait excessif,
mais elle aurait pu l'être.
Elle passait dans la rue en tirant, ou poussant, je ne sais plus,
une sorte de poussette à roulettes.
Qui avait peut-être été un berceau.
Il lui servait à transporter ses seuls biens au monde.
Elle ne mendiait pas, mais acceptait qu'on lui donne quelque chose.
Elle semblait parler un assez bon français,
avec un accent que je ne saurais définir, mais plein de charme.
Sa façon de parler n'était pas dépourvue d'une sorte d'humour.
Le soir, elle se trouvait un abri le long d'une porte.
Ou contre un mur, protégé par un auvent.
Nous éprouvions pour elle une sympathie intriguée.
Elle donnait l'impression de marcher sans hâte,
un peu comme si elle se promenait dans son propre jardin,
comme si aucune obligation ne la contraignait,
par exemple à aller en un lieu précis et à une heure donnée.
Si l'on s'approchait d'elle,
elle prenait une attitude défensive :
plutôt souriante, mais clairement sur ses gardes.
Un hiver, nous nous posâmes une question :
fallait-il que nous lui proposions de l'abriter pour la nuit ?
Pas question que ce soit moi qui le lui demande !
Sans doute avait-elle un très lourd contentieux avec les hommes !
C'est ma femme qui l'a abordée.
Elle a accepté.
Mais seulement de s'installer dans notre entrée.
Pas question d'entrer dans une pièce.
Nous l'aurions volontiers reçue à notre table.
Ce fut impossible.
Et le lendemain, elle s'échappa de bonne heure.
Et disparut du quartier quelque temps.
Elle échangea peu de paroles avec ma femme.
Nous apprîmes seulement qu'elle était Kabyle.
Quel était son secret ?
Elle avait bien été une petite fille.
Puis une "grande fille".
Puis une jeune femme.
Comment en était-elle venue à ce mode de vie ?
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Et voici :
la lecture de Lucienne m'a fait revenir le souvenir de cette femme.
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Nous qui terminons la lecture de Lucienne... (lien***)
nous restons, il me semble, sur notre faim.
Pour une autre raison.
Nous imaginons assez bien ce qui s'est passé.
Comment elle a été quasiment détruite psychiquement
Comme amputée de sa capacité d'entrer en relation.
Certes un homme l'a recueillie, et a vécu avec elle.
En apparence elle a été, grâce à lui, "socialisée"
et a mené une vie, toujours en apparence, normale.
Si ce mari ne l'avait pas quittée,
les apparences auraient pu rester "normales".
Quand débute le récit, elle est veuve...
Non, je ne vais pas reprendre l'histoire !
Mais dans quel monde vit-elle ?
Un monde peuplé de ses fantasmes.
Elle est plus en relation avec ses personnages intérieurs
qu'avec les êtres réels qu'elle rencontre.
Elle s'est comme barricadée en elle-même.
Mais peu à peu, en elle, se fait un travail.
Son intelligence, intacte, est à l'oeuvre.
Et un progrès sensationnel s'accomplit.
Qui va la conduire à un acte....
qui a pour elle une importance considérable.
C'est un acte à portée symbolique
par lequel elle se sépare de son passé asservissant.
Va-t-elle pourtant réussir à entrer dans le monde réel,
le monde des autres, le monde des vivants ?
Que va-t-elle devenir ?
Une SDF, peut-être ?
Perdue dans des rêves impénétrables...
comme cette femme Kabyle ?
Il me semble que ce livre n'est qu'une entrée en matière.
Nous sommes frustrés !
Il faudrait réclamer à l'auteur une suite.
Qu'en pensez-vous ?