Trois grains de grenade : un conte sur le choix amoureux.
C'est un de mes contes préférés.
Je vous l'offre pour votre fin de semaine.
Il est un peu long, mais je suis sûr que vous allez l'aimer.
Trois grains de grenade
C’est l’histoire d’un jeune adolescent, qui s’appelait Ham’di.
Sa beauté séduisait tout le monde,
mais il ne s’en préoccupait pas car il n’aimait que son travail
dans le champ qu’il cultivait,
les mélopées qu’il inventait sur sa flûte,
et la présence d’Allah,
qu’il révérait par-dessus tout.
Et quand, cinq fois par jour,
il faisait sa prière, tourné vers le Mecque,
son être entier rayonnait d’une joie telle
qu’il ne sentait plus la chaleur, le froid, la faim.
Ses parents lui donnaient deux pains chaque jour,
pour sa nourriture.
Il n’en mangeait qu’un
et offrait l’autre à un saint homme
afin qu’il lise à sa place les pages divines du Coran.
C’est vers Dieu qu’il marchait.
*****************************
Les jeunes filles rêvaient de lui,
mais lui ne se souciait pas d’elles
et rejetait toute proposition de mariage présentée par ses parents.
Ils étaient âgés, et il était leur dernier né.
Une bru aurait aidé au ménage, à la cuisine.
Ham’di,
en dépit du respect qu’il portait à son père et à sa mère,
répondait toujours qu’il n’était pas prêt,
pas encore au bout du chemin,
du chemin qu’il suivait à l’intérieur de lui-même,
qu’il lui était impossible pour l’instant
de se charger d’une épouse
et des enfants qui naîtraient de leur union.
Et pourtant…
elles étaient bien belles les jeunes filles du douar
où vivaient Ham’di et ses parents,
et plus belles encore ses cousines,
avec leurs robes rouges et violettes, tissées d’or.
***********************************
Vint un été torride,
si brûlant que toute herbe jaunit, devint chaume,
que les fruits séchèrent dans les arbres,
que la terre craqua comme une écorce
et que les sources tarirent.
Pas une pastèque, pas un melon pour désaltérer sa soif.
L’eau de la Medjerda se réduisait de jour en jour.
C’était la rivière qui bordait son champ.
Habituellement, elle était rapide, et claire comme du cristal.
On l’appelait aussi l’oued Zarga,
ce qui signifie la rivière bleue.
Mais elle ne traînait maintenant qu’un peu d’eau,
d'eau boueuse, sale, malodorante, imbuvable.
*********************************
Or un jour est survenu un curieux évènement.
Ham’di était en sueur, la gorge sèche.
Il poussait difficilement son araire
entre les pierres et la terre sèche.
Il s’est arrêté un moment au bord de la rivière,
pour se reposer.
Et soudain est apparu,
devant ses yeux,
flottant sur l’eau ....
une grenade.
Une belle grenade, d’une beauté succulente,
surtout au regard d’un homme assoiffé.
Ham’di s’est jeté dans l’eau,
a saisi la grenade,
est remonté sur la berge,
l’a ouvert avec délicatesse,
a découvert le velours de sa pulpe, tel un trésor.
Il a porté un grain à sa bouche, puis un second, puis un troisième.
Il en a savouré la ferme fraîcheur,
la saveur un peu acide,
qui déjà apaisait sa soif.
Et tout à coup, il a eu honte.
Pour la première fois de sa vie...
Ham’di venait de voler.
Ce fruit,
que la Medjerda avait promené sous son regard,
porté devant lui pour le tenter,
Ham’di s’en était emparé comme d’un bien propre.
Il le savait pourtant, le Coran est sévère pour les voleurs.
Il est encore des pays où la main du voleur est tranchée à la hache, en public, afin que la leçon soit exemplaire.
Ham’di tomba alors la face contre terre,
se demandant s’il pourrait un jour racheter sa faute.
Sa décision fut vite prise.
Il déchira un pan de sa vieille djellaba,
entoura avec soin la grenade,
la déposa dans un petit couffin,
qu’il suspendit au bout d’un bâton.
Il revint chez ses parents, leur dit adieu et disparut.
Son cœur pleurait en lui,
car sa mère,
qui l’avait tant aimé,
l’avait supplié de ne pas la quitter avant sa mort,
qu’elle sentait proche.
Elle était au terme de sa vie.
Or le prophète n’a-t-il pas dit :
« Le Paradis se trouve sous les pieds de vos mères. »
Et pourtant une force en lui
le contraignait à quitter son village et sa famille.
Il devait restituer la grenade à son propriétaire.
Alors il a remonté le cours de la Medjerda,
il a examiné tous les arbres et tous les vergers qui bordent ses rives, car le fruit devait être tombé d’un arbre.
Il ne pouvait croire que quelqu’un l’eut jeté par jeu dans l’oued.
En ces temps de misère,
qui aurait osé commettre ce sacrilège ?
Partout où il se présentait,
il demandait si quelqu’un n’avait pas perdu une grenade,
car on les comptait alors.
Mais certains se demandaient qui était cet adolescent,
ce rôdeur, ce fou,
à la recherche du propriétaire d’un grenadier.
Et parfois, on lui jetait des pierres.
Il mendiait sa pitance,
et devait souvent se contenter de pain aussi dur que du galet,
d’herbes sauvages,
ou des fruits des caroubiers et des jujubiers,
rencontrés le long des chemins.
S’il glanait quelques épis, les vieilles le chassaient en l’injuriant.
Parfois il trouvait des ma’roufs déposés dans des troncs d’arbres,
comme au Sahara, pour les pauvres voyageurs.
Une fois des bandits l’ont secouru :
ils lui ont donné un burnous et des figues sèches.
*************************************
Il a remonté ainsi le cours de la Medjerda
pendant sept années.
Il a souffert du chaud, du froid, de la faim, de la soif.
Mais le fruit, qu’il présentait partout....
restait aussi frais et aussi doré qu’au premier jour.
Lui par contre, était voûté, usé,
sa peau était crevassée par le froid et la chaleur,
et il n’était plus vêtu que de loques.
Il ne ressemblait plus du tout au bel adolescent qui avait goûté aux trois grains d’une grenade d’or.
******************************************
Un matin...
il est parvenu dans un village qui semblait abandonné.
La Medjerda, en ces lieux sauvages, était réduite à un filet d’eau.
On était bien loin ici de la rivière bleue, de l’oued Zarga.
Il est passé devant une petite maison dont la porte était ouverte.
Ham’di s’est avancé.
Une femme d’un certain âge est apparue.
De son fichu elle essuyait ses yeux pleins de larmes.
Ham’di a hésité à présenter sa requête.
C’est elle qui a parlé :
« Que veux-tu, mendiant ? »
Alors Ham’di a raconté son histoire, dit son repentir.
« Oui »
a soupiré la femme,
« Cette grenade est tombée d’un de mes grenadiers.
L’eau était vive, car c’était à la fin de l’hiver,
et je n’ai pas réussi à la rattraper.
Ainsi le hasard l’a conduite vers toi un jour de chaleur,
et tu as perdu tout ce temps pour me la rapporter !
Alors sois mon hôte,
bois à ta soif,
mange à ta faim,
mais ne me parle plus,
car à l’instant où tu arrives,
ma fille entre en agonie.
Elle est tombée malade il y a sept ans,
le jour même où cette grenade est tombée à l’eau.
Mais je n’ai que faire de ton repentir. »
**************************************
Ham’di a suivi la femme
et il est entré dans la maison.
La pièce était obscure.
Dans un coin était une forme voilée par un drap.
Un visage est apparu...
si boursouflé...
qu’on ne pouvait imaginer ce qui se cachait derrière ce masque.
L’enflure des paupières cachait à moitié les yeux.
Mais ils se sont ouverts quand Ham’di s’est avancé.
Ils le guettaient, suivaient ses mouvements.
Ham’di a déposé sur la table le couffin où était cachée la grenade,
il l’a sortie.
Elle était toujours aussi fraîche,
aussi belle qu’au premier jour.
Elle rayonnait dans la pénombre comme un petit soleil.
La jeune fille a fait un geste,
Ham’di lui a offert la grenade,
l’a aidée à sortir les grains,
les a déposés dans sa bouche.
Elle les a sucés, puis elle les a croqués.
Alors son regard s’est éclairé.
L’enflure du visage s’est rétractée, a disparu,
et celle de ses membres également.
Lentement elle a savouré les grains de la grenade,
lentement elle s’est redressée sur son lit.
Tendrement elle a dévisagé ce bienfaiteur
qui nourrissait sa jeune vie renaissante,
grain par grain.
Puis elle lui a demandé :
« Comment t’appelles-tu ?
- Ham’di
- Oh Ham’di, mon amour,
je t’ai attendu si longtemps !
- Oh Ham’za, mon amour,
je t’ai cherchée si longtemps ! »
Alors la mère d’Ham’za, au comble de l’étonnement, s’exclama :
« Quel prodige !
Comment connais-tu le prénom de ma fille ?
- Mon cœur a prévenu mes lèvres. »
Répondit doucement Ham’di.
La mère d’Ham’za souriait maintenant en le regardant,
car le mendiant loqueteux,
hirsute, sale, brûlé par le soleil,
était redevenu le véritable Ham’di.
« Ah mon fils !
En te rendant si laid, Dieu t’a couvert de son manteau.
Songe aux dangers que tu aurais rencontrés
si l’on t’avait découvert aussi beau,
aussi jeune, que tu te présentes maintenant à mes yeux. »
********************************************
Dans sa bonté,
Allah accorda un sursis de vie aux parents d’Hamdi,
car, quand il revint chez eux,
son père et sa mère rajeunirent de bonheur.
Avec la mère d’Ham’za, qui était veuve,
et avec toute leur famille,
ils célébrèrent le mariage de leurs enfants.
Un an plus tard naissait le fils d’Ham’di et d’Ham’za.
Alors Allah rappela à lui les vieux parents,
car de toute éternité,
il fait sortir la vie de la mort,
comme de la nuit il fait jaillir le soleil.
*********************************************